MON OBSESSION DE L’ACCORD DES AIDES
Ce que j’aime chez mon cheval, par-dessus tout, c’est son goût de la précision ; mais, comme il ne peut réprimer sa mansuétude innée, il n’a pas l‘ombre d’une rancœur.
Tout ce que je lui demande avec correction, il me le donne par amitié, sans compter.
Avertis-moi de ce que tu veux faire, laisse-moi le temps de me préparer et tout ira bien. Nous seuls savons comment fonctionne notre couple ; ça ne regarde pas les autres ; eux ne voient que le résultat…
Calme et décontraction sont de rigueur au sein du ménage !
Je vais tourner à gauche. Un très bref serrement de doigts de ma main gauche, avant de rendre : mon cheval s’incurve du bout de devant. Ma jambe intérieure à la sangle, active son impulsion en agissant de concert avec son épaule extérieure. Depuis la ceinture, le haut de mon corps pivote insensiblement vers l’intérieur ; mon poids s’accentue légèrement de ce côté. Ma jambe extérieure recule un tantinet et se met en position de s’opposer à tout dérapage des hanches du cheval. Ma main extérieure se lève un brin en venant envelopper très légèrement son encolure et réguler l’arc de cercle que j’ai choisi de parcourir. J’ai la sensation que mon cheval pivote autour de ma jambe, naturellement. Les aides s’accordent dans la discrétion absolue.
Tourne avec moi ! Ne viens pas en avant avec tes épaules ! Ne contrarie en rien ma hanche extérieure, je vais avoir besoin de plus d’énergie de ce côté-là ! m’avait-il soufflé dès le départ de la volte. La moindre action à cheval relève d’une coopération des volontés : le couple marche dans le même sens, sans querelle stérile. Chacun y met du sien pour converger vers un objectif unique.
Le désordre dans l’exécution est le plus souvent imputable au cavalier, parfois à l’environnement, rarement au cheval.
Le défaut d’accord de ses aides est le plus fréquent des troubles que le cavalier peut introduire dans le comportement de sa monture. Il faut beaucoup de sérénité et beaucoup d’expérience pour ne pas y succomber : c’est une concentration de tous les instants, une précision à toute épreuve, une logique imperturbable qui, seules, peuvent éviter l’erreur qui vient surprendre et contrarier le cheval.
Ne me prends pas pour un demeuré ; je ne te raconte pas combien de fois je te sauve la mise en interprétant tes carences ; je te dois bien ça depuis le temps que tu m’enlèves le souci de la matérielle, ironise-t-il. Avant, je perdais mon temps à courir après l’herbe ; au lieu de cela, maintenant je m’amuse en ta compagnie ; ça vaut bien un effort de ma part, il faut être juste ! On y va ? Reprenons au niveau des transitions montantes, tu veux bien ?
Il vise bien car il sait que nous avons, lui et moi, un code très particulier de fluidité dans cet exercice à propos duquel on entend à peu près tout et le contraire.
Reste au fond de ta selle, bien devant. Laisse tomber tes jambes très naturellement jusqu’au contact de l’étrier. J’ai dit « contact » et pas plus… Ouvre légèrement les doigts et recule un petit peu tes deux jambes en appuyant doucement l’intérieur de tes mollets contre mes flancs tout en fermant l’angle de tes chevilles. Nous y voilà ; j’ai compris : on passe du pas au trot sans aucun heurt. Pigé ? Surtout n’avance pas tes épaules, on reste dans le même équilibre…On ne change rien que l’allure, ni l’amplitude, ni la cadence. Ça coule…
Mon cheval est un excellent pédagogue. Cette histoire de fermer l’angle des chevilles montre qu’il a tout compris : essayez donc et vous verrez comment les muscles de vos mollets durcissent pour demander à votre monture le surcroît d’impulsion dont elle a besoin pour passer du pas au trot.
Mais revenons au pas et préparons-nous à prendre le galop droit sans passer par le trot.
Centre ton assiette avec une légère prédominance à gauche pour libérer mon épaule droite ; desserre tes doigts surtout à droite ; prends un appui franc sur ton étrier droit pendant une fraction de seconde tout en sollicitant mes flancs avec tes deux mollets, plus le droit que le gauche. Je prends la bonne incurvation, je m’organise, je m’équilibre, et j’y vais sans hésitation. Choisis ta cadence avec ta main droite lors du troisième temps, sans saccade. Si tu nous promènes sur le cercle, tiens-moi un peu ma hanche gauche, ça me facilite les choses. Tu vois, ce n’est pas sorcier !
Pas sorcier, à condition de rester précis dans le déroulement des actions de mains et de jambes, de ne rien prendre sur l’impulsion naturelle du cheval et de ne pas entraver sa progression par une assiette défectueuse. En avant, l’assiette ; bien plantée au fond de la selle aux trois temps du galop. La qualité de la liaison est le premier critère du galop correct.
Ce n’est que dans un deuxième temps, lorsque je maîtrise bien tous les facteurs d’adhérence à mon cheval au galop, que je suis en mesure d’introduire des variantes.
Le galop en suspension du cavalier d’obstacles ne fait que déplacer la liaison au cheval de l’assiette aux jambes. Debout sur les talons, j’enlace ma monture avec l’intérieur de mes jambes en créant une surface de contact maximale entre le creux poplité et la cheville, telle que mon assiette évolue très près de la selle sans y plonger à aucun temps du galop.
Oui, mais tu ne vas pas sauter en suspension et me laisser dans le vide à la réception après un taxi que tu n’auras pas volé…
Non, bien sûr ! Je sais que tu aimes bien te retrouver en pleine possession de tes hanches pour assurer ta battue. Je reviens donc dans la selle quelques foulées avant l’obstacle pour me lier à toi, te dégager les épaules, solliciter ton arrière-main avant de la laisser nous projeter en hauteur, vers le planer.
Tu quittes la selle pour monter et tu y reviens tout de suite, bien au fond, avant la descente vers la réception ; tu me libères l’encolure juste ce qu’il faut pour que notre saut ne soit qu’une foulée de galop dans l’espace, sans aucune rupture de notre équilibre. C’est comme ça que j’aime que tu nous fasses sauter. Je suis tranquille. Je repars, comme si de rien n’était, jusqu’au prochain obstacle. Ça se passe dans la bonne humeur…et sans mal en bouche !
Le cheval saute en confiance, sans l’appréhension de la phase de réception. L’apprentissage de l’accord des aides au saut est probablement l’un des plus difficiles pour le cavalier. Ni précéder le cheval, ni se trouver en retard sur son mouvement : l’accompagner, tout simplement, en venant à son secours dans le moment le plus ardu, la battue. Si celle-ci est prise au bon endroit, dans un carré d’appel précis, le cheval peut s’arrondir sur l’obstacle ; dans les autres cas, son dos se creuse inutilement et cette attitude n’est pas sans douleur.
Tout comme au saut, le cheval ne peut correctement travailler sur le plat que si sa ligne du dessus a été intensivement préparée par une gymnastique rigoureuse et le fonctionnement des antagonismes musculaires exercé longuement au pas et au trot. Ainsi fait, le dos est en mesure de transmettre efficacement l’impulsion apportée par la détente des ressorts postérieurs.
C’est particulièrement vrai dans les exercices pratiqués de deux pistes et tout spécialement pour l’épaule en dedans. C’est encore plus vrai pour les airs relevés pour lesquels la main est appelée à prendre un peu sur le mouvement en avant et à réorienter une part d’impulsion vers le haut.
Je fais toujours précéder l’épaule en dedans, quelque soit l’allure, par quelques foulées d’ « épaule intérieure devant » (la ˝Schulter vor˝ des classiques allemands), merveilleuse figure que le cheval exécute sans aucune résistance et qui le rappelle à la rectitude en l’inscrivant entre trois points d’appui : main intérieure ouverte, jambe intérieure à la sangle et exerçant une pression moelleuse perpendiculairement au cheval, jambe extérieure d’opposition un peu en arrière de la sangle.
Conduis ta main intérieure à présent en direction de ma hanche extérieure, positionne-la un peu en arrière de mon garrot ; surtout ne tire pas, mais agis avec souplesse et intermittence, en pressant doucement la rêne au moment précis où je pose mon antérieur du dedans. Mon épaule va venir sur une piste intérieure, encouragée par ton assiette qui alterne discrètement de l’intérieur vers l’extérieur et vers l’avant. Tu y es… Alors descends tes mains et pousse ! Ta jambe intérieure est active chaque fois que je pose mon antérieur du dehors : je dois pouvoir m’y fier pour me ployer tout entier autour d’elle et pour progresser droit tout en chevalant de mes antérieurs. Pas de désordre, s’il te plaît ; ça me ferait perdre mes repères…
Il est peu important de ployer l’encolure outre mesure ; il lui suffit de suivre le mouvement de l’épaule vers la piste intérieure. L’essentiel se passe au niveau du postérieur interne : il doit plonger sous la masse, le plus en avant possible et cette action doit donner au cavalier, à chaque foulée, la sensation que la croupe s’affaisse du côté intérieur. Sans cette sensation, l’exécution de l’épaule en dedans n’est pas satisfaisante.
De l’épaule en dedans, la transition est aisée vers une croupe au mur. Il suffit, là encore de veiller scrupuleusement à l’accord des aides : sous forte impulsion, les épaules du cheval sont conduites devant les hanches par l’action des mains ; le cheval se déplace à présent dans le sens de la marche, chevalant des antérieurs et des postérieurs sous l’action énergique des jambes, l’intérieure passive à la sangle, l’extérieure active en arrière de la sangle. La main intérieure régule le bout du devant. La main extérieure incite au déplacement latéral de la masse. L’assiette accompagne discrètement le mouvement.
Ainsi, quelle que soit la figure exécutée, l’accord des aides est d’une importance capitale dans l’absence de tout désordre. Il est une condition sine qua non de l’adhésion du cheval aux objectifs du cavalier, dans le calme et la décontraction, c’est-à-dire dans l’équilibre du couple en action.
Si t’es calme, je suis calme ; fais bien ta part de boulot et je ferai de mon mieux pour faire le mien. On est lié pour le meilleur et pour le pire, mon pote, sauf le respect que je te dois ; pas de quoi faire de longues théories !
Il veut toujours avoir le dernier mot. Il y a longtemps que je me suis fait une raison. D’autant plus qu’il n’a jamais vraiment tort…
29 novembre 2007
30 octobre 2007
MON OBSESSION DE L’AMPLITUDE ET DE LA CADENCE
C’est au pas, « mère de toutes les allures », que je recherche l’amplitude. Acquise au pas, elle m’est donnée au trot. Je ne la fais découler de rien, sinon de la culture de l’impulsion.
Elle est la première de toutes mes préoccupations, après l’assiette juste. Elle est la conséquence naturelle de celle-ci. Elle est le signe de l’engagement des postérieurs, au-delà du jugé ; elle est la marque de la maîtrise du moteur équin.
L’impulsion, c’est la poussée régulière et énergique des épaules par les hanches du cheval. Tout ce qui peut la contrarier doit être abandonné. Mais tout ce qui peut la canaliser doit être privilégié. Là est bien la difficulté : définir le rôle de la main du cavalier dans la redistribution de l’impulsion, c’est tout le secret de l’équitation.
Quelle part de l’impulsion doit être consacrée au mouvement en avant ? Quelle autre part doit être dédiée à l’élévation des allures ? La réponse progressive et circonstanciée à ces questions fait l’art du cavalier.
Lorsque, sans le moindre désordre, je conduis ainsi mon cheval dans l’espace, vers l’avant ou vers le haut, nous avons, tous deux, la sensation de la légèreté dans la régularité : la cadence vient en récompense naturelle ; le cheval s’y complaît et, livrant sa bouche, ose alors l’appui franc sur son mors, car il aura compris que mes mains ne viendront pas brouiller sa franchise. Il se rassemblera alors plus volontiers et donnera de la pureté et de la majesté à son allure. Si, dans sa démarche, il subsiste quelque défaut de rectitude, il sera aisé de le corriger.
De la symétrie du pas, il est alors temps de passer à celle du trot. Le souci de l’amplitude est toujours prioritaire ; celui de la cadence prend rapidement le relais. L’alternance des bipèdes diagonaux dicte celle des aides : main ferme (qui n’est surtout pas main dure) et jambe active du côté du diagonal au poser, liberté totale du côté du diagonal au soutien. Tout tend à « prendre de la hauteur ».
Dans la même attitude, sur le cercle d’abord, sur la ligne droite ensuite, j’engage le cheval vers le passage. Et c’est à partir du passage que je l’engagerai plus tard au piaffer.
Certes, je peux inverser la progression et conduire d’abord le cheval vers le piaffer, puis, régulant la progression vers l’avant, le laisser passager. La méthode s’avère, à l’usage, plus aléatoire. J’aurai en effet quelque peine à éviter ce fort laid dodelinement de la tête que les chevaux adoptent si aisément lorsqu’on leur oppose, sur le même latéral et simultanément, main et jambe.
Une fois de plus, c’est le cheval qui dicte ses conditions pour assurer son bien-être : j’ai besoin de la liberté de ma tête pour délier mes épaules et j’ai besoin de la justesse de ton assiette pour imprimer de la puissance à mes hanches ; mieux j’arrive de derrière en puissance, dans une propulsion non contrariée, mieux je peux « rouler des mécaniques » devant. C’est d’un commun accord que nous fixons notre équilibre. À défaut il n’y aurait que contrainte sans plaisir et ergotage permanent sur les moyens. L’équitation est une négociation de chaque instant sur un compromis acceptable par les deux parties.
Sois clair dans l’expression de ta volonté, mais ne me brusque pas ; j’ai besoin de m’organiser pour exécuter ; si tu t’opposes à cette mise en ordre de marche, tu ne peux attendre de moi que des couacs ! Il a raison, mon cheval ; mal engager une action, c’est compromettre son résultat. C’est toi la tête, me rappelle-t-il sans arrêt ; alors, réfléchis pour nous deux ; moi je ne veux être que l’intelligence du faire ; mettons-nous d’accord sur la gestion des moyens et je ferai ce que tu veux. Il a, profondément, la psychologie de l’obéissance et exige de moi, intensément, l’art du commandement, c’est-à-dire la psychologie de la persuasion. Il veut bien adhérer à mes objectifs pour peu que je les fixe avec la clarté indispensable pour l’action.
Si tu veux que je te comprenne, parle-moi d’amour, plaisante-t-il. Ta technique équestre, je m’en tape ! mets-y du cœur pour marcher avec moi et ne me sape pas ma liberté. Tout ce que tu veux obtenir de moi, je sais le faire au naturel, sans que tu t’en mêles. N’as-tu donc pas appris que l’art équestre est celui de retrouver sous ta selle la grâce que je puis avoir sans ton poids, ballot ?
Là, il me sidère. Bien sûr, il a mille fois raison. Il faut tout simplement que je me fasse oublier de lui en mettant mon corps profondément, intimement, à l’unisson de sa masse. Ne faire qu’un avec le cheval ; combien de fois n’ai-je entendu, autrefois, mes bons maîtres me répéter inlassablement la même chose : « Fais corps avec ton cheval » ?
On met du temps à saisir le sens profond d’une phrase simple… « Faire corps avec » veut dire « se fondre dans » ; un peu comme les différentes voix d’une chorale polyphonique se fondent en un chœur unique. La musique est plus belle quand on la joue ensemble, les accords plus émouvants, les harmoniques plus intenses.
Faire corps avec mon cheval, c’est une affaire de liaison et d’adhérence certes, mais plus psychique que physique ; c’est fusionnel, c’est penser en cheval pour le cheval, c’est engager une métempsychose totale de l’humain vers l’animal ; c’est, éthologiquement parlant, se métamorphoser en cheval.
Tu peux y parvenir, m’a dit mon cheval avec une certaine condescendance, mais il faudra longtemps de patience pour déchiffrer la clé du mystère, de mon mystère. Peut-être bien, ta vie n’y suffira-t-elle pas ; mais qu’est-ce que la vie d’un humain par rapport à mes quelques six dizaines de millions d’années ? Vous autres, vous voulez dominer la création par votre prétention d’intelligence… As-tu songé un instant que notre intelligence à nous les chevaux, c’est de vous tolérer et de pas utiliser contre vous ce que la nature nous a donné de force et de puissance ? Comment ferais-tu pour tenir sur mon dos si je décidais de ne pas t’y accepter ?
Il donne rarement dans la métaphysique ; là, il m’agace avec son air de moquerie. Mais je suis bien obligé d’opiner à ce qu’il raconte ; son instinct lui dicte des mots justes ; sa sagesse les module pour que je puisse les trouver acceptables ; je souscris, donc j’approuve. Je n’ai pas même le choix.
Je poursuis donc ma longue quête d’idéal… Sept fois par jour chuteras, et sept fois te relèveras ! Il faut être fada pour courir après un horizon fuyant systématiquement vers l’infini. La vie de cavalier est une utopie qui chaque jour s’enrichit de rêves nouveaux. Et pourtant, que de plaisir à « faire corps avec » son cheval ! Que de satisfaction à croire que demain sera un triomphe si aujourd’hui ne fut qu’une piètre victoire.
Amplitude et cadence ! Si tu n’y vas pas par grosses foulées, du moins vas-y avec régularité. Rien ne sert de brûler les étapes ; le vrai progrès est dans le travail minutieux de tous les jours. Pourquoi élever des murs quand c’est une fondation inébranlable qu’il s’agit de couler d’abord ?
Ecoute ton cheval et laisse le faire. Il te respectera si tu le considères. Fais-toi oublier et il t’apprendra bien plus que tu ne pourrais jamais espérer. Ne lui promets pas un Royaume que tu ne peux lui offrir ; contente-toi de le mettre en valeur pour lui-même et abstiens-toi de t’en servir pour ta galerie. Les badauds ne flattent jamais que la médiocrité ; ton cheval mérite bien mieux que cela. Qu’il te suffise de le savoir, toi, et tu seras sur le bon chemin.
Reprends ton ouvrage, pas à pas. Amplitude, cadence ; en avant !
Et voilà que mon TOC me torture. D’accord, lorsque tu as l’amplitude, tu peux avoir la cadence. Mais pour l’amplitude, comment fais-tu ?
D’abord, j’y pense, et je ne pense qu’à cela. Puis je laisse faire le cheval. Chaque instant doit être un instant d’impulsion, que le cheval apporte de lui-même, par profonde conviction. Fais pas le pédant, mec ; si tu t’y opposes, je m’en voudrais de faire l’effort tout seul !
Qu’est-ce qu’il est susceptible ! Qu’il me laisse au moins finir mes phrases ! je disais donc… Tu parlais de ma profonde conviction et j’ajoutais qu’il fallait encore me convaincre… me séduire, quoi ! D’accord !
Je rectifie ma position ; je mets mon corps en place, l’abstrais le plus possible des préoccupations d’équilibre de mon cheval ; mes jambes, au bon emplacement, agissent au moment le plus judicieux que me dictent les flancs de mon cheval. Je rampe avec lui. J’appelle ses postérieurs sous sa masse et les incite à la propulsion énergique de leurs ressorts. Mes mains laissent passer, en dosant, l’impulsion de la détente, et l’orientent vers l’avant autant que possible. Sa bouche est galante ; il prend appui sur le mors avec plaisir ; il trace une piste rectiligne ou circulaire avec le même allant. Il est convaincu que nous pouvons le faire ensemble. La foulée s’allonge, l’amplitude gagne et se met au service de mes mains. À elles, de la canaliser dans l’espace offert au couple.
Tu n’oublies que l’essentiel, a-t-il dit… L’essentiel, dans tout cela, c’est la condition physique de mon dos et de mes hanches. L’amplitude que tu me demandes, sera toujours la résultante de l’état musculaire de mon dos et de l’équilibre de mon arrière-main. Donc gymnastique matinale, gymnastique vespérale, le big fun quoi ! Et le grand air, tant qu’on y est…
Oui, bien sûr, que suis-je bête ! Non, c’est moi la bête, ergote-t-il pour me remettre à ma place…
C’est quelqu’un, mon cheval. Je vous l’ai dit : exceptionnel. Il a horreur de l’à-peu-près et des théories fumeuses. Il a les quatre pieds sur le plancher des vaches. Il aime qu’on l’écoute penser… concrètement. Son attitude est positive pour l’apprenti cavalier que je reste, mais il est d’une intransigeance rare.
C’est au pas, « mère de toutes les allures », que je recherche l’amplitude. Acquise au pas, elle m’est donnée au trot. Je ne la fais découler de rien, sinon de la culture de l’impulsion.
Elle est la première de toutes mes préoccupations, après l’assiette juste. Elle est la conséquence naturelle de celle-ci. Elle est le signe de l’engagement des postérieurs, au-delà du jugé ; elle est la marque de la maîtrise du moteur équin.
L’impulsion, c’est la poussée régulière et énergique des épaules par les hanches du cheval. Tout ce qui peut la contrarier doit être abandonné. Mais tout ce qui peut la canaliser doit être privilégié. Là est bien la difficulté : définir le rôle de la main du cavalier dans la redistribution de l’impulsion, c’est tout le secret de l’équitation.
Quelle part de l’impulsion doit être consacrée au mouvement en avant ? Quelle autre part doit être dédiée à l’élévation des allures ? La réponse progressive et circonstanciée à ces questions fait l’art du cavalier.
Lorsque, sans le moindre désordre, je conduis ainsi mon cheval dans l’espace, vers l’avant ou vers le haut, nous avons, tous deux, la sensation de la légèreté dans la régularité : la cadence vient en récompense naturelle ; le cheval s’y complaît et, livrant sa bouche, ose alors l’appui franc sur son mors, car il aura compris que mes mains ne viendront pas brouiller sa franchise. Il se rassemblera alors plus volontiers et donnera de la pureté et de la majesté à son allure. Si, dans sa démarche, il subsiste quelque défaut de rectitude, il sera aisé de le corriger.
De la symétrie du pas, il est alors temps de passer à celle du trot. Le souci de l’amplitude est toujours prioritaire ; celui de la cadence prend rapidement le relais. L’alternance des bipèdes diagonaux dicte celle des aides : main ferme (qui n’est surtout pas main dure) et jambe active du côté du diagonal au poser, liberté totale du côté du diagonal au soutien. Tout tend à « prendre de la hauteur ».
Dans la même attitude, sur le cercle d’abord, sur la ligne droite ensuite, j’engage le cheval vers le passage. Et c’est à partir du passage que je l’engagerai plus tard au piaffer.
Certes, je peux inverser la progression et conduire d’abord le cheval vers le piaffer, puis, régulant la progression vers l’avant, le laisser passager. La méthode s’avère, à l’usage, plus aléatoire. J’aurai en effet quelque peine à éviter ce fort laid dodelinement de la tête que les chevaux adoptent si aisément lorsqu’on leur oppose, sur le même latéral et simultanément, main et jambe.
Une fois de plus, c’est le cheval qui dicte ses conditions pour assurer son bien-être : j’ai besoin de la liberté de ma tête pour délier mes épaules et j’ai besoin de la justesse de ton assiette pour imprimer de la puissance à mes hanches ; mieux j’arrive de derrière en puissance, dans une propulsion non contrariée, mieux je peux « rouler des mécaniques » devant. C’est d’un commun accord que nous fixons notre équilibre. À défaut il n’y aurait que contrainte sans plaisir et ergotage permanent sur les moyens. L’équitation est une négociation de chaque instant sur un compromis acceptable par les deux parties.
Sois clair dans l’expression de ta volonté, mais ne me brusque pas ; j’ai besoin de m’organiser pour exécuter ; si tu t’opposes à cette mise en ordre de marche, tu ne peux attendre de moi que des couacs ! Il a raison, mon cheval ; mal engager une action, c’est compromettre son résultat. C’est toi la tête, me rappelle-t-il sans arrêt ; alors, réfléchis pour nous deux ; moi je ne veux être que l’intelligence du faire ; mettons-nous d’accord sur la gestion des moyens et je ferai ce que tu veux. Il a, profondément, la psychologie de l’obéissance et exige de moi, intensément, l’art du commandement, c’est-à-dire la psychologie de la persuasion. Il veut bien adhérer à mes objectifs pour peu que je les fixe avec la clarté indispensable pour l’action.
Si tu veux que je te comprenne, parle-moi d’amour, plaisante-t-il. Ta technique équestre, je m’en tape ! mets-y du cœur pour marcher avec moi et ne me sape pas ma liberté. Tout ce que tu veux obtenir de moi, je sais le faire au naturel, sans que tu t’en mêles. N’as-tu donc pas appris que l’art équestre est celui de retrouver sous ta selle la grâce que je puis avoir sans ton poids, ballot ?
Là, il me sidère. Bien sûr, il a mille fois raison. Il faut tout simplement que je me fasse oublier de lui en mettant mon corps profondément, intimement, à l’unisson de sa masse. Ne faire qu’un avec le cheval ; combien de fois n’ai-je entendu, autrefois, mes bons maîtres me répéter inlassablement la même chose : « Fais corps avec ton cheval » ?
On met du temps à saisir le sens profond d’une phrase simple… « Faire corps avec » veut dire « se fondre dans » ; un peu comme les différentes voix d’une chorale polyphonique se fondent en un chœur unique. La musique est plus belle quand on la joue ensemble, les accords plus émouvants, les harmoniques plus intenses.
Faire corps avec mon cheval, c’est une affaire de liaison et d’adhérence certes, mais plus psychique que physique ; c’est fusionnel, c’est penser en cheval pour le cheval, c’est engager une métempsychose totale de l’humain vers l’animal ; c’est, éthologiquement parlant, se métamorphoser en cheval.
Tu peux y parvenir, m’a dit mon cheval avec une certaine condescendance, mais il faudra longtemps de patience pour déchiffrer la clé du mystère, de mon mystère. Peut-être bien, ta vie n’y suffira-t-elle pas ; mais qu’est-ce que la vie d’un humain par rapport à mes quelques six dizaines de millions d’années ? Vous autres, vous voulez dominer la création par votre prétention d’intelligence… As-tu songé un instant que notre intelligence à nous les chevaux, c’est de vous tolérer et de pas utiliser contre vous ce que la nature nous a donné de force et de puissance ? Comment ferais-tu pour tenir sur mon dos si je décidais de ne pas t’y accepter ?
Il donne rarement dans la métaphysique ; là, il m’agace avec son air de moquerie. Mais je suis bien obligé d’opiner à ce qu’il raconte ; son instinct lui dicte des mots justes ; sa sagesse les module pour que je puisse les trouver acceptables ; je souscris, donc j’approuve. Je n’ai pas même le choix.
Je poursuis donc ma longue quête d’idéal… Sept fois par jour chuteras, et sept fois te relèveras ! Il faut être fada pour courir après un horizon fuyant systématiquement vers l’infini. La vie de cavalier est une utopie qui chaque jour s’enrichit de rêves nouveaux. Et pourtant, que de plaisir à « faire corps avec » son cheval ! Que de satisfaction à croire que demain sera un triomphe si aujourd’hui ne fut qu’une piètre victoire.
Amplitude et cadence ! Si tu n’y vas pas par grosses foulées, du moins vas-y avec régularité. Rien ne sert de brûler les étapes ; le vrai progrès est dans le travail minutieux de tous les jours. Pourquoi élever des murs quand c’est une fondation inébranlable qu’il s’agit de couler d’abord ?
Ecoute ton cheval et laisse le faire. Il te respectera si tu le considères. Fais-toi oublier et il t’apprendra bien plus que tu ne pourrais jamais espérer. Ne lui promets pas un Royaume que tu ne peux lui offrir ; contente-toi de le mettre en valeur pour lui-même et abstiens-toi de t’en servir pour ta galerie. Les badauds ne flattent jamais que la médiocrité ; ton cheval mérite bien mieux que cela. Qu’il te suffise de le savoir, toi, et tu seras sur le bon chemin.
Reprends ton ouvrage, pas à pas. Amplitude, cadence ; en avant !
Et voilà que mon TOC me torture. D’accord, lorsque tu as l’amplitude, tu peux avoir la cadence. Mais pour l’amplitude, comment fais-tu ?
D’abord, j’y pense, et je ne pense qu’à cela. Puis je laisse faire le cheval. Chaque instant doit être un instant d’impulsion, que le cheval apporte de lui-même, par profonde conviction. Fais pas le pédant, mec ; si tu t’y opposes, je m’en voudrais de faire l’effort tout seul !
Qu’est-ce qu’il est susceptible ! Qu’il me laisse au moins finir mes phrases ! je disais donc… Tu parlais de ma profonde conviction et j’ajoutais qu’il fallait encore me convaincre… me séduire, quoi ! D’accord !
Je rectifie ma position ; je mets mon corps en place, l’abstrais le plus possible des préoccupations d’équilibre de mon cheval ; mes jambes, au bon emplacement, agissent au moment le plus judicieux que me dictent les flancs de mon cheval. Je rampe avec lui. J’appelle ses postérieurs sous sa masse et les incite à la propulsion énergique de leurs ressorts. Mes mains laissent passer, en dosant, l’impulsion de la détente, et l’orientent vers l’avant autant que possible. Sa bouche est galante ; il prend appui sur le mors avec plaisir ; il trace une piste rectiligne ou circulaire avec le même allant. Il est convaincu que nous pouvons le faire ensemble. La foulée s’allonge, l’amplitude gagne et se met au service de mes mains. À elles, de la canaliser dans l’espace offert au couple.
Tu n’oublies que l’essentiel, a-t-il dit… L’essentiel, dans tout cela, c’est la condition physique de mon dos et de mes hanches. L’amplitude que tu me demandes, sera toujours la résultante de l’état musculaire de mon dos et de l’équilibre de mon arrière-main. Donc gymnastique matinale, gymnastique vespérale, le big fun quoi ! Et le grand air, tant qu’on y est…
Oui, bien sûr, que suis-je bête ! Non, c’est moi la bête, ergote-t-il pour me remettre à ma place…
C’est quelqu’un, mon cheval. Je vous l’ai dit : exceptionnel. Il a horreur de l’à-peu-près et des théories fumeuses. Il a les quatre pieds sur le plancher des vaches. Il aime qu’on l’écoute penser… concrètement. Son attitude est positive pour l’apprenti cavalier que je reste, mais il est d’une intransigeance rare.
23 octobre 2007
Je m’étais fixé comme objectif de démarrer cet espace d’échange sur les thèmes de l’équitation (d’hier et d’aujourd’hui) à la rentrée de septembre 2007. Je tiens l’engagement que j’avais pris auprès d’un groupe d’amis qui pensaient, bien plus que moi-même, que mes réflexions de cavalier pouvaient présenter quelque intérêt pour un cercle de passionnés.
Je me lance donc, comme l’on jetterait un dé sur la table de jeu : sans a priori sur le résultat et sans illusion sur la portée de mes écrits.
D’avance, merci à ceux qui prendront la peine de me lire et de me critiquer. La contradiction, dans la matière qui nous préoccupe, est source de progrès et inspiratrice de recherches nouvelles.
Jamais rien n’est acquis en équitation. Le pratiquant évolue en permanence, au fil des expériences qu’il lui est donné de vivre. Chaque cheval est tellement différent de tous les autres ! Et le cavalier d’aujourd’hui, sans avoir honte de celui qu’il était hier, ne ressemblera jamais à celui qu’il ambitionne de devenir demain…
Je me propose de commencer à nourrir la discussion en postant, chaque mois, un nouvel extrait d’un ensemble inédit intitulé :
Je me lance donc, comme l’on jetterait un dé sur la table de jeu : sans a priori sur le résultat et sans illusion sur la portée de mes écrits.
D’avance, merci à ceux qui prendront la peine de me lire et de me critiquer. La contradiction, dans la matière qui nous préoccupe, est source de progrès et inspiratrice de recherches nouvelles.
Jamais rien n’est acquis en équitation. Le pratiquant évolue en permanence, au fil des expériences qu’il lui est donné de vivre. Chaque cheval est tellement différent de tous les autres ! Et le cavalier d’aujourd’hui, sans avoir honte de celui qu’il était hier, ne ressemblera jamais à celui qu’il ambitionne de devenir demain…
Je me propose de commencer à nourrir la discussion en postant, chaque mois, un nouvel extrait d’un ensemble inédit intitulé :
DIALOGUES AVEC UN CHEVAL BIEN ÉDUQUÉ
*
I.- OBSESSIONS & COMPULSIONS D’UN CAVALIER ORDINAIRE
Les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) font partie des pathologies de l’anxiété. Les personnes qui en sont victimes sont confrontées à des pensées préoccupantes, qui reviennent sans cesse, telles des obsessions. Pour les chasser ou les empêcher de survenir, ces personnes sont contraintes de se livrer à des rituels particuliers qu’on appelle compulsions.
Mon moi cavalier est empli d’obsessions.
Mais je combats mes anxiétés en prenant l’attache et le conseil de mon cheval. Je fais de la sorte l’économie d’un psychothérapeute et me prive de toute chimie pour surmonter ma pathologie. Les benzodiazépines m’incommodent le métabolisme ; les psychiatres me rendent foldingue…
J’ai observé que mon cheval souffrait de maux similaires : il a l’obsession de son confort. C’est toutefois le seul TOC qu’il m’a été donné de diagnostiquer chez lui. C’est un être simple, convivial et débarrassé de toute entrave métaphysique. Il déteste que je lui complique l’existence. Ses bonheurs sont faits de la soumission complice aux aides que je lui propose et du foin dont il dispose.
Certes, il reste critique ; attentif à mes erreurs et, parfois, rebelle à mes récidives. Mais ses désaccords sont constructifs : il m’améliore et je lui en sais gré. Il surveille mes avancées, m’encourage toujours, même s’il me blâme souvent. Que voulez-vous ? je ne suis qu’un modeste cavalier amateur. Il le sait et me pardonne mes fautes lorsque je bats ma coulpe à haute et (par lui seul) intelligible voix. C’est un cheval de qualité. Il est courtois et miséricordieux comme le sont les vrais maîtres.
MON OBSESSION DE L’ASSIETTE JUSTE
Me hisser péniblement sur lui et me laisser choir lourdement sur le troussequin serait offensant pour mon cheval et douloureux pour son dos. Il finirait par avoir l’agacement du montoir chevillé à la mémoire. J’essaie donc d’avoir l’enfourchement élégant et de me poser avec douceur au fond de ma selle. Je m’assois dans la partie la plus creuse de celle-ci, fuyant l’arrière plus que l’avant, mais étalant généreusement mon assiette tout autour du siège et des quartiers. Oui, l’assiette, c’est aussi l’intérieur des cuisses, solidaire des fesses. C’est un maximum de points de contact que je recherche en me posant sur les axes ischiaques et en enveloppant, avec le plat de mes cuisses, jusqu’aux creux poplités, autant que faire se peut sans contractions ni force. Je pose le bas de mon corps de bipède autour de mon quadrupède de cheval. Cela ressemble d’abord au mariage de la carpe et du lapin ; mais l’accommodation vient au fil des ans. L’harmonie est tant dans l’intimité que dans la constance de cette liaison. Elle conditionne la mobilité de mon bassin, le jeu de mes hanches et, en définitive, mon aptitude à me lier au mouvement de mon cheval.
Jamais, je ne serre les genoux. Leurs articulations restent libres, exploitables à souhait. Rarement, elles viennent à se ployer ; et si d’aventure elles y viennent, c’est pour faciliter l’amortissement de ma projection verticale en association avec celles de mes chevilles, à l’occasion d’un trot enlevé, d’une suspension sur les talons ou de l’abord d’un obstacle.
Mes jambes descendent le long des flancs du cheval, juste derrière la sangle de la selle. La verticalité de leur trajectoire est dictée par celle de mes cuisses. De la hanche au pied, la jambe est orientée vers le bas, en tombant naturellement, mais sans pesanteur exercée, sur le plancher de l’étrier. Les étrivières ont été préalablement réglées en fonction de cette descente des jambes qui m’est propre ; à défaut je les rajuste.
L’étrier repose mon pied ; il n’en reçoit que le tiers avant, levé au-dessus de la ligne des talons et calé contre sa branche interne. En aucun cas, l’étrier ne sert d’appui. Ce dernier se prend plus haut, sur la face interne (et non arrière) du mollet, en dessous du diamètre du cheval, la pointe du pied restant parallèle au flanc de l’animal sauf pour le court instant du recours éventuel au talon ou à l’éperon.
Ayant ainsi mis de l’ordre dans le bas de mon corps, j’entreprends d’optimiser position et utilisation de mon tronc et de ma tête. Le dos droit, sans rigidité ni cambrure, je laisse mes épaules s’effacer vers l’arrière, sans exagération, juste assez pour dégager mon thorax et l’ouvrir à une respiration régulière et profonde. Mes coudes se ploient alors, laissant les bras couler le long de mon corps, les avant-bras prendre l’angle de la bouche du cheval, mes poignets s’arrondir vers des mains souples et fermes à la fois. Ma tête reste droite sur mes épaules, le regard loin devant, attentif et anticipateur de tout.
Cette position, prise seulement dans son acception triviale, ne me vaut rien que de négatif au regard de mon cheval. Celui-ci me demande de la lier à son mouvement, d’abandonner tout statisme, et d’accompagner sa déambulation sans le contrarier dans sa gestuelle naturelle. Mes jambes fixées, le haut de mon corps, placé harmonieusement, s’articule autour de mon rein et de ma ceinture abdominale, deux régions dont l’activité, la mobilité et la souplesse sont garantes de l’efficacité de mon assiette et de la justesse d’application de mes aides. Lorsque tu marches, me dit mon cheval, tu ne peux te lier aux mouvements de mon corps que dans le mouvement de ton propre corps, jusqu’à ce que nous ne fassions plus qu’un, toi la tête et moi les jambes. J’ai testé son assertion et n’y trouve rien à redire. De quelque sujet que nous discutions, c’est toujours lui qui a raison.
Comme le jour où il m’a appris, lors d’une longue marche au pas, à accompagner de mes mains le doux balancement de son encolure : avance-les lorsque ma tête descend et ne les retire jamais ; envoie ton rein à leur rencontre, ça te fera les abdominaux. Je n’entrevoyais pas vraiment ce qu’il attendait de moi. J’ai dû réfléchir longtemps pour saisir le bon sens équin de son propos ; prends et garde le contact de mon mors et laisse ma mâchoire tranquille : l’appui, c’est mon problème ; je le prendrai quand j’aurai vraiment confiance en toi ! Alors seulement, tu auras compris l’ondulation reptatoire de mon rachis ; ta main sera légère, nous serons en harmonie… et notre couple pourra conquérir équilibre et brillance. Je ne suis pas maso ; seul, ton tact te vaudra que j’abandonne ma tête à tes mains.
Du coup, pour ne pas le vexer davantage, j’ai décidé de me faire des mains dignes de sa tête, capables, dans une fixité relative, l’une souvent indépendamment de l’autre, de chalouper à son rythme et de tanguer selon la musique de son corps. Je n’ai qu’un regret, c’est d’avoir mis si longtemps à décrypter son code.
C’est depuis ce temps-là que j’ai acquis la lancinante obsession de l’assiette juste.
Là encore, c’est lui qui m’a tout révélé. Dans notre ménage, c’est moi qui fournit la plus grande part de travail m’a-t-il tancé ; tu n’es pas seulement lourd, mec, t’es balourd aussi ! si tu veux que nous soyons légers tous deux, facilite-moi un peu la tâche : au lieu de laisser traîner tes fesses, sers-t’en pour me pousser en avant et apprends-leur à m’indiquer la direction que je dois prendre ; assieds-toi profondément, en te liant à moi une fois pour toutes, et ne freine rien de mon impulsion, en ligne droite comme sur le cercle. Glisse ton assiette en avant en l’accentuant légèrement du coté où tu veux me diriger, regarde dans cette direction avec tout le haut de ton corps, de la ceinture à la tête, pousse ton rein, active ta jambe intérieure à la sangle, recule un peu ta jambe extérieure pour me tenir les hanches et voilà : tu vois comme c’est facile et satisfaisant de nager dans le bonheur à deux ! Et moi, je n’ai plus cette impression pénible et dégradante de porter un sac de patates !
Je rêvais et l’entendais ricaner, hilare : « laisse-moi ma tête et donne-moi ton cul » ou quelque chose d’approchant. Je découvrais subitement la compulsion à l’une de mes obsessions.
Je vis alors mon cheval, libre d’aller au gré de mes fesses, de relever ses allures, de régler sa cadence, de mobiliser ses hanches, de se rassembler en boule et de gicler droit devant lui. Et j’étais de la fête, car nous formons depuis lors un couple insécable.
C’était pourtant simple : pour apprendre, il avait suffi de l’écouter ; pour l’entendre, il avait suffi de lui faire confiance ; pour me convaincre, il avait suffi de le respecter.
J’en avais fait, illico, mon conseiller en éthologie. Il prétendait qu’il avait appris ça de ses aïeux qui l’avaient eux-mêmes recueilli auprès de leurs ancêtres, etc… !
Tout cela s’est passé il y a bien longtemps.
Pour autant, à l’heure où j’écris, je ne suis pas guéri de mon TOC. Je le cultive un peu, voire beaucoup, il est vrai ; mais dans la totale sérénité, n’en déplaise aux esprits chagrins et aux porteurs de grands chapeaux.
Vous me croirez peut-être — ou non, et je m’en bats l’œil — mon cheval était exceptionnel : il avait horreur des saltimbanques en général, des texans en particulier et, fait troublant, il murmurait à l’oreille de l’homme !
Mais hélas ! c’est pourtant bien connu : dans la gent humaine, il n’y a pire sourd que celui qui ne veuille entendre…
Me hisser péniblement sur lui et me laisser choir lourdement sur le troussequin serait offensant pour mon cheval et douloureux pour son dos. Il finirait par avoir l’agacement du montoir chevillé à la mémoire. J’essaie donc d’avoir l’enfourchement élégant et de me poser avec douceur au fond de ma selle. Je m’assois dans la partie la plus creuse de celle-ci, fuyant l’arrière plus que l’avant, mais étalant généreusement mon assiette tout autour du siège et des quartiers. Oui, l’assiette, c’est aussi l’intérieur des cuisses, solidaire des fesses. C’est un maximum de points de contact que je recherche en me posant sur les axes ischiaques et en enveloppant, avec le plat de mes cuisses, jusqu’aux creux poplités, autant que faire se peut sans contractions ni force. Je pose le bas de mon corps de bipède autour de mon quadrupède de cheval. Cela ressemble d’abord au mariage de la carpe et du lapin ; mais l’accommodation vient au fil des ans. L’harmonie est tant dans l’intimité que dans la constance de cette liaison. Elle conditionne la mobilité de mon bassin, le jeu de mes hanches et, en définitive, mon aptitude à me lier au mouvement de mon cheval.
Jamais, je ne serre les genoux. Leurs articulations restent libres, exploitables à souhait. Rarement, elles viennent à se ployer ; et si d’aventure elles y viennent, c’est pour faciliter l’amortissement de ma projection verticale en association avec celles de mes chevilles, à l’occasion d’un trot enlevé, d’une suspension sur les talons ou de l’abord d’un obstacle.
Mes jambes descendent le long des flancs du cheval, juste derrière la sangle de la selle. La verticalité de leur trajectoire est dictée par celle de mes cuisses. De la hanche au pied, la jambe est orientée vers le bas, en tombant naturellement, mais sans pesanteur exercée, sur le plancher de l’étrier. Les étrivières ont été préalablement réglées en fonction de cette descente des jambes qui m’est propre ; à défaut je les rajuste.
L’étrier repose mon pied ; il n’en reçoit que le tiers avant, levé au-dessus de la ligne des talons et calé contre sa branche interne. En aucun cas, l’étrier ne sert d’appui. Ce dernier se prend plus haut, sur la face interne (et non arrière) du mollet, en dessous du diamètre du cheval, la pointe du pied restant parallèle au flanc de l’animal sauf pour le court instant du recours éventuel au talon ou à l’éperon.
Ayant ainsi mis de l’ordre dans le bas de mon corps, j’entreprends d’optimiser position et utilisation de mon tronc et de ma tête. Le dos droit, sans rigidité ni cambrure, je laisse mes épaules s’effacer vers l’arrière, sans exagération, juste assez pour dégager mon thorax et l’ouvrir à une respiration régulière et profonde. Mes coudes se ploient alors, laissant les bras couler le long de mon corps, les avant-bras prendre l’angle de la bouche du cheval, mes poignets s’arrondir vers des mains souples et fermes à la fois. Ma tête reste droite sur mes épaules, le regard loin devant, attentif et anticipateur de tout.
Cette position, prise seulement dans son acception triviale, ne me vaut rien que de négatif au regard de mon cheval. Celui-ci me demande de la lier à son mouvement, d’abandonner tout statisme, et d’accompagner sa déambulation sans le contrarier dans sa gestuelle naturelle. Mes jambes fixées, le haut de mon corps, placé harmonieusement, s’articule autour de mon rein et de ma ceinture abdominale, deux régions dont l’activité, la mobilité et la souplesse sont garantes de l’efficacité de mon assiette et de la justesse d’application de mes aides. Lorsque tu marches, me dit mon cheval, tu ne peux te lier aux mouvements de mon corps que dans le mouvement de ton propre corps, jusqu’à ce que nous ne fassions plus qu’un, toi la tête et moi les jambes. J’ai testé son assertion et n’y trouve rien à redire. De quelque sujet que nous discutions, c’est toujours lui qui a raison.
Comme le jour où il m’a appris, lors d’une longue marche au pas, à accompagner de mes mains le doux balancement de son encolure : avance-les lorsque ma tête descend et ne les retire jamais ; envoie ton rein à leur rencontre, ça te fera les abdominaux. Je n’entrevoyais pas vraiment ce qu’il attendait de moi. J’ai dû réfléchir longtemps pour saisir le bon sens équin de son propos ; prends et garde le contact de mon mors et laisse ma mâchoire tranquille : l’appui, c’est mon problème ; je le prendrai quand j’aurai vraiment confiance en toi ! Alors seulement, tu auras compris l’ondulation reptatoire de mon rachis ; ta main sera légère, nous serons en harmonie… et notre couple pourra conquérir équilibre et brillance. Je ne suis pas maso ; seul, ton tact te vaudra que j’abandonne ma tête à tes mains.
Du coup, pour ne pas le vexer davantage, j’ai décidé de me faire des mains dignes de sa tête, capables, dans une fixité relative, l’une souvent indépendamment de l’autre, de chalouper à son rythme et de tanguer selon la musique de son corps. Je n’ai qu’un regret, c’est d’avoir mis si longtemps à décrypter son code.
C’est depuis ce temps-là que j’ai acquis la lancinante obsession de l’assiette juste.
Là encore, c’est lui qui m’a tout révélé. Dans notre ménage, c’est moi qui fournit la plus grande part de travail m’a-t-il tancé ; tu n’es pas seulement lourd, mec, t’es balourd aussi ! si tu veux que nous soyons légers tous deux, facilite-moi un peu la tâche : au lieu de laisser traîner tes fesses, sers-t’en pour me pousser en avant et apprends-leur à m’indiquer la direction que je dois prendre ; assieds-toi profondément, en te liant à moi une fois pour toutes, et ne freine rien de mon impulsion, en ligne droite comme sur le cercle. Glisse ton assiette en avant en l’accentuant légèrement du coté où tu veux me diriger, regarde dans cette direction avec tout le haut de ton corps, de la ceinture à la tête, pousse ton rein, active ta jambe intérieure à la sangle, recule un peu ta jambe extérieure pour me tenir les hanches et voilà : tu vois comme c’est facile et satisfaisant de nager dans le bonheur à deux ! Et moi, je n’ai plus cette impression pénible et dégradante de porter un sac de patates !
Je rêvais et l’entendais ricaner, hilare : « laisse-moi ma tête et donne-moi ton cul » ou quelque chose d’approchant. Je découvrais subitement la compulsion à l’une de mes obsessions.
Je vis alors mon cheval, libre d’aller au gré de mes fesses, de relever ses allures, de régler sa cadence, de mobiliser ses hanches, de se rassembler en boule et de gicler droit devant lui. Et j’étais de la fête, car nous formons depuis lors un couple insécable.
C’était pourtant simple : pour apprendre, il avait suffi de l’écouter ; pour l’entendre, il avait suffi de lui faire confiance ; pour me convaincre, il avait suffi de le respecter.
J’en avais fait, illico, mon conseiller en éthologie. Il prétendait qu’il avait appris ça de ses aïeux qui l’avaient eux-mêmes recueilli auprès de leurs ancêtres, etc… !
Tout cela s’est passé il y a bien longtemps.
Pour autant, à l’heure où j’écris, je ne suis pas guéri de mon TOC. Je le cultive un peu, voire beaucoup, il est vrai ; mais dans la totale sérénité, n’en déplaise aux esprits chagrins et aux porteurs de grands chapeaux.
Vous me croirez peut-être — ou non, et je m’en bats l’œil — mon cheval était exceptionnel : il avait horreur des saltimbanques en général, des texans en particulier et, fait troublant, il murmurait à l’oreille de l’homme !
Mais hélas ! c’est pourtant bien connu : dans la gent humaine, il n’y a pire sourd que celui qui ne veuille entendre…
24 juillet 2007
Inscription à :
Articles (Atom)